LE CYCLE NOUVEAU
[La Revue Théosophique, Paris, Vol. I, No. 1, 21 mai, 1889, pp. 3-13]
Nous ne devons pas inaugurer ce premier numéro d’une Revue théosophique orthodoxe et officielle sans donner à nos lecteurs quelques renseignements qui nous paraissent absolument nécessaires.
En effet, les idées qu’on s’est faites jusqu’à ce jour sur la Société Théosophique des Indes, ainsi qu’on l’appelle, sont si vagues et si variées, que beaucoup de nos membres euxmêmes ont conservé à ce sujet des opinions fort erronées. Rien ne prouve mieux la nécessité de faire bien connaître le but que nous poursuivons dans une Revue dévouée exclusivement à la Théosophie. Aussi, avant de prier nos lecteurs de s’y intéresser ou même de s’y aventurer, quelques explications préliminaires leur sont strictement dues.
Qu’est-ce que la Théosophie? Pourquoi ce nom prétentieux, nous demande-t-on tout d’abord? Lorsque nous répondons que la Théosophie est la sagesse divine ou la sagesse des dieux (Theo-Sophia) plutôt que celle d’un dieu, on nous fait cette autre objection encore plus extraordinaire: —«N’êtes-vous donc point Bouddhistes? Or, nous savons que les Bouddhistes ne croient ni à un dieu, ni à des dieux . . .»
Rien de plus exact. Mais, premièrement, nous ne sommes pas plus Bouddhistes que nous ne sommes Chrétiens, Musulmans, Juifs, Zoroastriens ou Brahmes. Ensuite, en matière de dieux, nous nous en tenons à la méthode ésotérique de l’Hyponoia enseignée par Ammonius Saccas, c’est-à-dire au sens occulte du mot. Aristote ne l’a-t-il pas dit?—«L’essence Divine pénétrant la nature et répandue dans tout l’univers (qui est infini), ce que le hoi polloi
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appellent des dieux, c’est tout simplement . . . les premiers principes»;* en d’autres termes, les forces créatrices et intelligentes de la Nature. De ce que les Bouddhistes philosophes admettent et connaissent la nature de ces forces aussi bien que qui que ce soit, il ne s’ensuit pas que la Société,—en tant que Société,—soit Bouddhiste. En sa qualité de corporation abstraite, la Société ne croit à rien, n’accepte rien, n’enseigne rien. La Société per se ne peut et ne doit avoir aucune religion, car elle contient toutes les religions. Les cultes ne sont, après tout, que des véhicules extérieurs, des formes plus ou moins matérielles, et contenant plus ou moins de l’essence de la Vérité une et universelle. La Théosophie est en principe la science spirituelle aussi bien que physique de cette Vérité, la véritable essence des recherches déistes et philosophiques. Représentant visible de la Vérité universelle,—puisque toutes les religions et les philosophies y sont contenues et que chacune d’elles contient à son tour une portion de cette Vérité,—la Société ne saurait être plus sectaire, avoir plus de préférences ou de partialité qu’une Société anthropologique ou géographique. Ces dernières se soucient-elles que leurs explorateurs appartiennent à telle religion ou à telle autre, pouvu que chacun de leurs membres fasse bravement son devoir?
Si, maintenant, on nous demande, comme on l’a déjà fait tant de fois, si nous sommes déistes ou athées, spiritualistes ou matérialistes, idéalistes ou positivistes, royalistes, républicains ou socialistes, nous répondrons que chacune de ces opinions est représentées dans la Société. Et je n’ai qu’à répéter ce que je disais, il y a juste dix ans, dans un article de fond du Theosophist, pour faire voir combien ce que le public pense de nous diffère de ce que nous sommes en réalité.† Notre Société a été accusée, à divers époques, des méfaits les plus baroques et les plus contradictoires, et on lui a prêté des motifs et des idées qu’elle n’a jamais eus.
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* [Métaphysique, livre XII, viii, p. 1074 b.]
† [Vide “What Are the Theosophists?” in The Theosophist, Vol. I, No. 1, October, 1879. Also Collected Writings, Vol. II, pp. 98-106. —Compiler.]
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Que n’a-t-on pas dit de nous! Un jour, nous étions une société d’ignares, croyant aux miracles; le lendemain, on proclamait que nous étions nous-mêmes des thaumaturges; notre but était secret et tout politique, disait-on le matin, nous étions des Carbonari et de dangereux Nihilistes; puis, le soir, on découvrait que nous étions des espions salariés de la Russie monarchique et autocratique. D’autres fois, sans transition aucune, nous devenions des Jésuites cherchant à ruiner le Spiritisme en France. Les Positivistes américains voyaient en nous des fanatiques religieux, tandis que le clergé de tous les pays nous dénonçait comme des émissaires de Satan, etc., etc. En dernier lieu, nos braves critiques, avec une urbanité très impartiale, divisèrent les Théosophes en deux catégories: les charlatans et les gobe-mouches . . .
Or, on ne calomnie pas que ce que l’on hait ou «que l’on redoute». Pourquoi nous haïrait-on? Quant à nous redouter, qui sait? La vérité n’est pas toujours bonne à dire, et nous en disons trop, peut-être, de vérités vraies. Malgré tout, depuis le jour de la fondation de notre Société, aux États-Unis, il y a quatorze ans, nos enseignements ont reçu un accueil tout à fait inespéré. Le programme original a dû être élargi, et le terrain de nos recherches et de nos explorations réunies se perd, à l’heure qu’il est, dans des horizons infinis. Cette extension fut nécessitée par le nombre toujours croissant de nos adhérents, nombre qui augmente encore chaque jour; la diversité de leurs races et de leurs religions exigeant de notre part des études de plus en plus approfondies. Cependant si notre programme fut élargi, il n’y fut rien changé quant à ce qui touchait aux trois buts principaux, sauf, hélas! pour celui qui nous tenait le plus à cœur, le premier, à savoir: la Fraternité universelle sans distinction de race, de couleur ou de religion. Malgré tous nos efforts, cet objet a été presque toujours ignoré ou est resté lettre morte, aux Indes surtout, grâce à la morgue innée et à l’orgueil national des Anglais. À part de cela, les deux autres objects, c’est-à-dire l’étude des religions orientales, des vieux cultes védique et bouddhiste surtout, et nos recherches sur les pouvoirs latents dans l’homme, ont été poursuivis avec un zèle qui a reçu sa récompense.
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Depuis 1876, nous nous sommes vus forcés de dévier de plus en plus de la grande route des généralités, primitivement tracée, pour prendre des voies collatérales qui vont toujours en s’élargissant. Il est arrivé ainsi que, pour satisfaire tous les Théosophes et suivre l’évolution de toutes les religions, il nous a fallu faire le tour du globe entier, en commençant notre pélérinage à l’aube du cycle de l’humanité naissante. Ces recherches ont abouti à une synthèse qui vient d’être esquissée dans La Doctrine Secrète, dont certaines portions seront traduites dans cette Revue La doctrine est à peine ébauchée dans nos volumes; et cependant les mystères qui y sont dévoilés, concernant les croyances des peuples préhistoriques, la cosmogonie et l’anthropologie, n’avaient jamais été divulgués jusqu’à ce jour. Certains dogmes, certaines théories se heurtent aux théories scientifiques, surtout à celles de Darwin; en revanche, ils expliquent et éclairent ce qui restait incompréhensible jusqu’à ce jour et comblent plus d’une lacune laissée, nolens volens, béante par la science officielle. Mais nous devions présenter ces doctrines telles qu’elles sont ou bien ne jamais aborder le sujet. Celui qu’effraient ces perspectives infinies et qui chercherait à les abréger par les chemins de travers et les ponts volants artificiellement bâtis par la science moderne au-dessus de ses mille et une lacunes, fera mieux de ne pas s’engager dans les thermopyles de la science archaïque.
Tel a été un des résultats de notre Société, résultat bien pauvre peut-être, mais qui sera certainement suivi d’autres révélations, exotériques ou purement ésotériques. Si nous en parlons, c’est pour prouver que nous ne prêchons aucune religion en particulier, laissant à chaque membre pleine et entière liberté de suivre sa croyance particulière. Le but principal de notre organisation, dont nous nous efforçons de faire une vraie fraternité, est exprimé tout entier dans la devise de la Société Théosophique et de tous ses organes. «Il n’y a pas de religion plus élevée que la vérité». Comme Société impersonnelle nous devons donc prendre cette vérité partout où nous la trouvons, sans nous permettre plus de partialité pour une croyance que pour une autre. Ceci mène
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directement à une déduction toute logique. Si nous acclamons et recevons à bras ouverts tout chercheur sérieux à la poursuite de la vérité, il ne saurait y avoir de place dans nos rangs pour un sectaire ardent, un bigot ou un cafard, entouré de la muraille chinoise de dogmes dont chaque pierre porte les mots: "On ne passe pas." Quel poste y occuperait, en effet, un fanatique dont la religion défend toute recherche et n’admet pas de raisonnement possible, alors que l’idée mère, la racine même d’où pousse la belle plante que nous appelons Théosophie, se nomme: Recherche libre et entière à travers tous les mystères naturels, divins ou humains!
Sauf cette restriction, la Société invite tout le monde à participer à ses recherches et à ses découvertes. Quiconque sent son cœur battre à l’unisson avec le grand cœur de l’humanité; quiconque sent ses intérêts solidaires avec les intérêts de tout être plus pauvre et plus mal partagé que lui; quiconque, homme ou femme, est toujours prêt à tendre la main à ceux qui souffrent; quiconque apprécie le mot «Égoïsme» à sa juste valeur, est Théosophe de naissance et de droit. Il peut toujours être sûr de trouver des âmes sympathiques parmi nous. Notre Société, en effet, est une petite humanité spéciale, où, comme dans le genre humain, on trouve toujours son Sosie.
Si on nous objecte que l’athée y coudoie le déiste, et le matérialiste l’idéaliste, nous répondrons: qu’importe! Qu’un individu soit matérialiste, c’est-à-dire discerne dans la matière une potentialité infinie pour la création ou plutôt pour l’évolution de toute vie terrestre, ou bien spiritualiste, et soit doué d’une perception spirituelle que l’autre n’a pas, en quoi cela empêche-t-il l’un ou l’autre d’être un bon Théosophe? D’ailleurs, les adorateurs d’un dieu personnel ou Substance divine sont bien plus matérialistes que les Panthéistes qui rejettent l’idée d’un dieu carnalisé, mais qui aperçoivent l’essence divine dans chaque atome. Tout le monde sait que le Bouddhisme ne reconnaît ni un dieu ni des dieux. Et cependant l’Arhat, pour qui chaque atome de poussière est aussi plein de Swabhavat (substance plastique, éternelle et intelligente, quoique impersonnelle)
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qu’il l’est lui-même, et qui tâche d’assimiler ce Swabhavat en s’identifiant avec le Tout pour arriver au Nirvana, doit parcourir pour y arriver la même voie douloureuse de renonciation, de bonnes œuvres et d’altruisme, et mener une vie aussi sainte, quoique moins égoïste dans son motif, que le Chrétien béatifié. Qu’importe la forme qui passe, si le but que l’on poursuit est toujours la même essence éternelle, que cette essence se traduise à la perception humaine sous la forme d’une substance, d’un souffle immatériel ou d’un rien! Admettons la PRÉSENCE, qu’elle s’appelle dieu personnel ou substance universelle, et confessons une cause puisque nous voyons tous des effets. Mais, ces effets étant les mêmes pour le Bouddhiste athée et pour le Chrétien déiste, et la cause étant aussi invisible et aussi inscrutable pour l’un que pour l’autre, pourquoi perdre notre temps à courir après une ombre insaisissable? Au bout du compte le plus grand des Matérialistes, aussi bien que le plus transcendant des philosophes, confesse l’omniprésence d’un Protée impalpable, omnipotent dans son ubiquité à travers tous les royaumes de la nature, y compris l’homme; Protée indivisible dans son essence, sans forme et pourtant se manifestant dans toute forme, qui est ici, là, partout et nulle part, qui est le Tout et le Rien, qui est toutes choses et toujours Un, Essence universelle qui lie, limite et contient tout, et que tout contient.* Quel théologien peut aller au delà? Il suffit de reconnaître ces vérités pour être Théosophe; car une confession semblable revient à admettre que non seulement l’humanité,—encore qu’elle soit composée de milliers de races,—mais tout ce quit vit et végète, tout ce qui est, en un mot, est fait de la même essence et substance, et animé du même esprit, et que, par conséquent, dans la nature, tout est solidaire au physique comme au moral.
Nous l’avons déjà dit ailleurs, dans le Theosophist: «Née aux États-Unis d’Amérique, la Société Théosophique a été constituée sur le modèle de la mère-patrie. Celle-ci, on le
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* [This entire sentence is H.P.B.’s own French rendering of her English original in her article “What Are the Theosophists?” in The Theosophist, Vol. I, October, 1879.—Compiler.]
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sait, a omis le nom de Dieu dans sa Constitution, de peur, disaient les Pères de la République, que ce mot ne devint un jour le prétexte d’une religion d’État; car, ils désiraient accorder dans les lois une absolue égalité à toutes les religions, de sorte que toutes soutinssent l’État, et que toutes fussent à leur tour protégées».
La Société Théosophique a été établie sur ce beau modèle.
À l’heure qu’il est, ses cent soixante-treize branches [173] sont groupées en plusieurs Sections. Aux Indes, ces sections se gouvernent elles-mêmes et subviennent à leurs propres frais; en dehors des Indes, il y a deux grandes sections, une en Amérique et une autre en Angleterre [American Section et British Section]. Ainsi, chaque branche comme chaque membre ayant le droit de professer la religion et d’étudier les sciences ou les philosophies qu’il préfère, pourvu que le tout reste uni par les liens de la Solidarité et de la Fraternité,—notre Société peut s’appeler véritablement la «République de la conscience».
Tout en étant libre de poursuivre les occupations intellectuelles qui lui plaisent le mieux, chaque membre de notre Société doit cependant fournir une raison quelconque pour y appartenir; ce qui revient à dire que chaque membre doit apporter sa part, si petite qu’elle soit, en labeur mental ou autrement, pour le bien de tous. S’il ne travail pas pour autrui, il n’a pas de raison d’être Théosophiste. Tous, nous devons travailler à la libération de la pensée humaine, à l’élimination des superstitions égoïstes et sectaires et à la découverte de toutes les vérités qui sont à la portée de l’esprit humain. Ce but ne peut être atteint plus sûrement que par la culture de la solidarité dans le travail mental. Aucun travailleur honnète, aucun chercheur sérieux, ne s’en retourne les mains vides; et il n’y a guère d’hommes ou de femmes, si occupés qu’on les suppose, qui soient incapables de déposer leur denier moral ou pécuniaire sur l’autel de la vérité. Le devoir des Présidents de branches et de Sections sera désormais de veiller à ce qu’il n’y ait point de ces frelons, qui ne font que bourdonner, dans la ruche des abeilles théosophiques.
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Un mot encore. Que de fois n’a-t-on pas accusé les deux Fondateurs de la Société Théosophique d’ambition et d’autocratie! Que de fois ne leur a-t-on pas reproché un prétendu désir d’imposer leurs volontés aux autres membres! Rien de plus injuste. Les Foundateurs de la Société ont toujours été les premiers et les plus humbles serviteurs de leurs collaborateurs et collègues; se montrant toujours prêts à les aider des faibles lumières dont ils disposent, et à les soutenir dans la lutte contre les égoistes, les indifférents et les sectaires; car telle est la première lutte à laquelle doit se préparer quiconque entre dans notre Société si peu comprise du publique. D’ailleurs, les rapports publiés après chaque Convention annuelle sont là pour le prouver. À notre dernier anniversaire, tenu à Madras, en décembre 1888, d’importantes réformes ont été proposées et adoptées. Tout ce qui ressemblait à une obligation pécuniaire a cessé d’exister, le paiement même des 25 fr. que coûtait le diplôme ayant été aboli. Désormais les membres sont libres de donner ce qu’ils veulent, s’ils ont à cœur d’aider et de soutenir la Société, ou de ne rien donner.
Dans ces conditions et à ce moment de l’histoire théosophique, il est facile de comprendre le but d’une Revue dévouée exclusivement à la propagation de nos idées. Nous voudrions pouvoir y ouvrir de nouveaux horizons intellectuels, y tracer des voies inexplorées menant à l’amélioration du genre humain; y offrir une parole de consolation à tous les déshérités de la terre, qu’ils souffrent d’un vide dans l’âme ou de l’absence des biens matériels. Nous invitons tous les grands cœurs qui voudraient répondre à cet appel à se joindre à nous dans cette œuvre humanitaire. Tout collaborateur, qu’il soit membre de notre Société ou seulement en sympathie avec elle, peut nous aider à faire de cette Revue le seul organe de la vraie Théosophie en France. Nous voici en face de toutes les glorieuses possibilités de l’avenir. Voici encore une fois l’heure du grand retour périodique de la marée montante de la pensée mystique en Europe. De tous côtés nous environne l’océan de la science universelle,—la science de la vie éternelle,—apportant dans ses flots les trésors qui sont encore inconnus des races
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civilisées modernes. Le courant vigoureux qui monte des abîmes sous-marins, des profondeurs où gisent les connaissances et les arts préhistoriques engloutis avec les Géants antédiluviens,—demi-dieux, quoique mortels à peine ébauchés,—ce courant nous souffle au visage, en murmurant: —«Ce qui fut, est encore; ce qui est oublié, enterré depuis des aeons dans les profondeurs des couches jurassiques, peut reparaître à la surface encore une fois. Préparez-vous».
Heureux ceux qui entendent le langage des éléments. Mais ou vont’ils, ceux pour qui le mot élément n’a d’autre signification que celle que lui donnent la physique et la chimie matérialistes? Est-ce vers des rivages connus que le flot des grandes eaux les emportera, lorsqu’ils auront perdu pied dans l’inondation qui se prépare? Est-ce vers le sommet d’un nouvel Ararat qu’ils se sentiront emportés, vers les hauteurs où il y a lumière et soleil et une corniche sure pour y poser le pied, ou bien est-ce vers un abîme sans fond, qui les engloutira dès qu’ils voudront lutter contre les vagues irrésistibles d’un élément nouveau?
Préparons-nous, et étudions la vérité sous toutes ses faces, tâchons de n’en ignorer aucune, si nous ne tenons pas, lorsque l’heure sera venue, à tomber dans le gouffre de l’inconnu. Il est inutile de s’en remettre au hasard et d’attendre le moment de la crise intellectuelle et psychique qui se prépare, avec indifférence, sinon avec une pleine incrédulité, en se disant qu’au pis aller la marée nous poussera tout naturellement vers le rivage; car il y a de grandes chances pour que cette marée ne rejette qu’un cadavre. La lutte sera terrible, en tout cas, entre le matérialisme brutal et le fanatisme aveugle d’un côté, et de l’autre la philosophie et le mysticisme, ce voile plus ou moins épais de la vérité éternelle.
Ce n’est pas le matérialisme qui aura le dessus. Tout fanatique d’une idée qui l’isolerait de l’axiome universel— «il n’y a pas de religion plus élevée que la Vérité»—se verra détaché par cela même, comme une planche pourrie, de la nouvelle arche appelée l’Humanité. Balloté sur les flots, chassé par le vent, roulé dans cet élément si terrible parce que cet élément est inconnu, il se verra bientôt engouffré . . .
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Oui, il doit en être ainsi et il ne peut en être autrement, lorsque la flamme artificielle et sans chaleur du matérialisme moderne s’éteindra faute d’aliments. Ceux qui ne peuvent se faire à l’idée d’un Moi spirituel, d’une âme vivante et d’un Esprit éternel dans leur coque matérielle (qui ne doit qu’à ces principes sa vie illusoire); ceux pour qui la grande vague d’espérance en l’existence d’outre-tombe est un flot amer, le symbole d’une quantité inconnue, ou bien le sujet d’une croyance sui generis, résultant d’hallucinations médianimiques ou théologiques,—ceux-là feront bien de se préparer aux plus grands déboires que l’avenir puisse leur réserver. Car de la profondeur des eaux bourbeuses et noires de la matière qui leur cache de tous côtés les horizons du grand au-delà, monte vers les dernières années de ce siècle une force mystique. C’est un frôlement, tout au plus, jusqu’ici, mais un frôlement surhumain,—«surnaturel», seulement pour les superstitieux et les ignorants. L’esprit de vérité passe en ce moment sur la face de ces eaux noires, et, en les divisant, les constraint à dégorger leurs trésors spirituels. Cet esprit est une force qui ne peut être ni entravée ni arrêtée. Ceux qui la reconnaissent et sentent que voici le moment suprême de leur salut, seront enlevés par elle et emportés au delà des illusions du grand serpent astral. Le bonheur qu’ils en éprouveront sera si âpre et si vif, que, s’ils n’étaient isolés en esprit de leur corps de chair, la béatitude les blesserait comme une lame acérée. Ce n’est pas du plaisir qu’ils éprouveront, mais un bonheur qui est un avant-goût de la connaissance des dieux, de la connaissance du bien et du mal et des fruits de l’arbre de la vie.
Mais que l’homme de l’ère présente soit un fanatique, un incrédule ou un mystique, il doit se bien persuader qu’il lui est inutile de lutter contre les deux forces morales actuellement déchainées et en lutte suprême. Il est à la merci de ces deux adversaires, et il n’existe pas de force intermédiaire capable de le protéger. Ce n’est qu’une question de choix: se laisser emporter naturellement et sans lutte sur les flots de l’évolution mystique, ou bien se débattre contre la réaction de l’évolution morale et psychique et se sentir engrouffré dans le Maelstrom de la nouvelle marée. Le monde entier,
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à l’heure actuelle, avec ses centres de haute intelligence et de culture humaine, avec ses foyers politiques, littéraires, artistiques et commerciaux, est en ébullition; tout s’ébranle, s’écroule et tend à se réformer. Il est inutile de s’aveugler, inutile d’espérer qu’on pourra rester neutre entre les deux forces qui luttent; il faut se laisser broyer ou choisir entre elles. L’homme qui s’imagine avoir choisi la liberté, et qui, néanmoins, reste submergé dans cette chaudière en ébullition et écumante de matière malpropre que l’on appelle la vie sociale,—prononce le mensonge le plus terrible à son Moi divin, un mensonge qui aveuglera ce Moi à travers la longue série de ses incarnations futures. Vous tous qui hésitez dans la voie de la Théosophie et des sciences occultes, et qui tremblez au seuil d’or de la vérité,—la seule vérité qui soit encore possible, puisque toutes les autres vous ont fait défaut, l’une après l’autre,—regardez bien en face la grande Réalité qui s’offre à vous. C’est aux mystiques seuls que ces paroles s’adressent, c’est pour eux seuls qu’elles ont quelque importance; pour ceux qui ont déjà fait leur choix elles sont vaines et inutiles. Mais vous, Occultistes, Kabalistes et Théosophes, vous savez bien qu’un mot vieux comme le monde, quoique nouveau pour vous, a été prononcé au commencement de ce cycle, et gît en puissance, bien que non articulé pour les autres, dans la somme des chiffres de l’année 1889; vous savez qu’une note, qui n’avait jamais encore été entendue par les hommes de l’ère présente, vient de résonner, et qu’une nouvelle pensée est éclose, mûrie par les forces de l’évolution. Cette pensée diffère de tout ce qui a jamais été produit dans le XIXe siècle; elle est identique, cependant, avec celle qui fut la tonique et la clef de voûte de chaque siècle, surtout du dernier:—Liberté absolue de la pensée humaine.
Pourquoi essayer d’étrangler, de supprimer ce qui ne peut être détruit? À quoi bon lutter, lorsqu’on n’a d’autre choix que de se laisser soulever sur la crête de la vague spirituelle jusqu’aux cieux, jusqu’au delà des étoiles et des univers, ou de se laisser entrainer dans le gouffre béant d’un océan de matière. Vains sont vos efforts pour sonder l’insondable, pour arriver aux racines de cette matière si glorifiée dans
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notre siècle; car ses racines poussent dans l’Esprit et dans l’Absolu, et n’existent pas, bien qu’elles soient éternelles. Ce contact continu avec la chair, le sang et les os, avec l’illusion de la matière différenciée, ne fait que vous aveugler; et plus vous pénétrerez avant dans la région des atomes chimiques et insaisissables, plus vous vous convaincrez qu’ils n’existent que dans votre imagination. Pensez-vous y trouver vraiment toutes les vérités et toutes les réalités de l’être? Mais la mort est à la porte de chacun de nous, prête à fermer sur l’âme aimée qui s’échappe de sa prison, sur l’âme qui seule a rendu le corps réel; et l’amour éternel s’assimile-t-il avec les molécules de la matière qui différencie et disparaît?
Mais vous êtes peut-être indifférents à tout cela, et alors, que vous importent l’amour et les âmes de ceux que vous avez aimés, puisque vous ne croyez pas à ces âmes? Ainsi soit-il. Votre choix est tout fait; vous êtes entrés dans le sentier qui ne traverse que les déserts arides de la matière. Vous vous êtes condamnés à y végéter à travers une longue série d’existences, vous contentant désormais de délires et de fièvres au lieu de perceptions spirituelles, de passion au lieu d’amour, de la coquille au lieu du fruit.
Mais vous, amis et lecteurs, qui aspirez à quelque chose de plus qu’une vie d’écureuil tournant dans sa roue incessante; vous qui ne sauriez vous contenter de la chaudière qui bout toujours sans rien produire, vous qui ne prenez pas des échos sourds et vieux comme le monde pour la voix divine de la vérité, préparez-vous à un avenir que peu d’entre vous ont rêvé, à moins qu’ils ne soient entrés dans la voie. Car vous avez choisi un sentier qui, plein de ronces d’abord, s’élargira bientôt et vous mènera droit à la vérité divine. Libre à vous de douter d’abord; libre à vous de ne pas accepter sur parole ce qui est enseigné sur la source et la cause de cette vérité, mais vous pouvez toujours écouter ce que dit la voix, vous pouvez toujours observer les effets produits par la force créatrice qui sort des abîmes de l’inconnu. Le sol aride sur lequel se meuvent les générations présentes, à la fin de cet âge de disette spirituelle et de satiété toute matérielle, a besoin d’un signe divin, d’un arc-en-ciel,—
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symbole d’espérance—au dessus de son horizon. Car de tous les siècles passés, le XIXme est le plus criminel. Il est criminel dans son égoïsme effrayant; dans son scepticisme qui grimace à la seule idée de quelque chose au delà de la matière; dans son indifférence idiote pour tout ce qui n’est pas le Moi personel,—plus que ne l’a été aucun des siècles d’ignorance barbare et de ténèbres intellectuelles. Notre siècle doit être sauvé de lui-même avant que sa dernière heure ne sonne. Voici le moment d’agir pour tous ceux qui voient la stérilité et la folie d’une existence aveuglée par le matérialisme, et si férocement indifférente au sort d’autrui; c’est à eux de dévouer leurs plus grandes énergies, tout leur courage et tous leurs efforts à une réforme intellectuelle. Cette réforme ne peut être accomplie que par la Théosophie et, disons-le, par l’Occultisme ou la sagesse de l’Orient. Les sentiers qui y mènent sont nombreaux, mais la sagesse est une. Les artistes la pressentent, ceux qui souffre en rêvent, les purs d’esprit la connaissent. Ceux qui travaillent pour autrui ne peuvent rester aveugles devant sa réalité, bien qu’ils ne la connaissent pas toujours par son nom. Il n’y a que les esprits vides et légers, les frelons égoïstes et vains, étourdis du son de leur propre bourdonnement, qui ignorent cet idéal supérieur. Ceux-là vivront jusqu’à ce que la vie devienne un fardeau bien lourd pour eux.
Qu’on le sache bien cependant: ces pages ne sont pas écrites pour les masses. Elles ne sont ni un appel à la réforme, ni un effort pour gagner à nos vues les heureux de la vie; elles ne s’adressent qu’à ceux qui sont faits pour les comprendre, à ceux qui souffrent, à ceux qui ont soif et faim d’une réalité quelconque dans ce monde d’ombres chinoises. Et ceux-là, porquoi ne se montreraient-ils pas assez courageux pour laisser là leurs occupations frivoles, leurs plaisirs surtout et mêmes leurs intérêts, à moins que le soin de ces intérêts ne leur constitue un devoir envers leur famille ou autrui? Personne n’est si occupé ou si pauvre qu’il ne puisse se créer un bel idéal à suivre. Pourquoi hésiter à se frayer un passage vers cet idéal, à travers tous les obstacles, toutes les entraves, toutes les considérations journalières de la vie sociale, et à marcher résolument jusqu’à ce qu’on l’atteigne?
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Ah! ceux qui feraient cet effort trouveraient bientôt que la «porte étroite» et «le chemin plein de ronces» mènent à des vallées spacieuses aux horizons sans limites, à un état où on ne meurt plus, car on s’y sent redevenir dieu! Il est vrai que les premières conditions requises pour en arriver là sont un désintéressement absolu, un dévouement sans bornes pour autrui, et une parfaite indifférence pour le monde et son opinion. Pour faire le premier pas dans cette voie idéale, il faut un motif parfaitement pur; aucune pensée frivole ne doit nous faire détourner les yeux du but, aucune hésitation, aucun doute ne doit entraver nos pas. Cependant il existe des hommes et des femmes parfaitement capables de tout cela et dont le seul désir est de vivre sous l’égide de leur Nature Divine. Que ceux-là, au moins, aient le courage de vivre cette vie et de ne pas la cacher aux yeux des autres! Aucune opinion d’autrui ne saurait être au-dessus de l’opinion de notre propre conscience. Que ce soit donc cette conscience, parvenue à son développement suprême, qui nous guide dans tous les actes de l’existence ordinaire. Quant à la conduite de notre vie intérieure, concentrons toute notre attention sur l’idéal proposé, et regardons au delà, sans jamais jeter un regard sur la boue à nos pieds . . .
Ceux qui sont capables de cet effort sont de vrais Théosophes; tous les autres ne sont que des membres plus ou moins indifférents, et fort souvent inutiles.
H.P.BLAVATSKY.