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LA LÉGENDE DU LOTUS BLEU

[Le Lotus Bleu, Paris, Vol. I, No. 2, 7 avril, 1890, pp. 73 85]

Tout titre de Revue ou de livre doit avoir sa raison d’être,—celui d’une publication théosophique, surtout. Le titre est tenu d’exprimer l’objet en vue, en symbolisant, pour ainsi dire, le contenu du journal. L’allégorie étant l’âme des philosophies d’Orient, bien à plaindre serait celui qui n’apercevrait, dans le mot du «Lotus Bleu», que celui d’une plante aquatique,—la Nymphea Cerulea ou Nelumbo. A coup sûr un lecteur de cette force ne verrait aussi que du bleu dans le sommaire de notre nouveau journal.
Afin d’éviter une pareille méprise, nous allons essayer d’initier nos lecteurs sur le symbolisme du lotus en général et du lotus bleu, en particulier. Cette plante mystérieuse et sacrée fut, de tout temps, considéré comme le symbole de l’Univers, en Égypte comme aux Indes. Pas un monument dans la vallée du Nil, pas un papyrus, ou cette plante n’ait eu sa place d’honneur. Depuis les chapitaux des colonnes Égyptiennes jusqu’aux sièges et à la coiffure des rois-dieux, le lotus se retrouve partout symbolisant l’Univers. Il devint

 

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nécessairement un attribut indispensable de tout Dieu créateur comme, de toute déesse,—cette dernière n’étant, en philosophie, que l’aspect féminin du Dieu, androgyne, d’abord, mâle, ensuite.
C’est du Padma-Yoni,—«le sein du lotus»,—de l’Espace absolu ou de l’Univers, en dehors du temps et de l’espace, qu’émane le cosmos conditioné et limité par le temps et par l’espace. Le Hiranya Garbha, «l’œuf» (ou la matrice) d’or, d’où surgit Brahmâ est nommé souvent le lotus céleste. Le dieu Vishnou, la synthèse du trimourti ou la trinité Indoue flotte assoupi, pendant les «nuits de Brahmâ», sur les eaux primordiales, étendu sur une fleur de lotus. Sa déesse, la belle Lakshmi, surgissant comme la Vénus Aphrodite du sein des eaux, a, sous les pieds, un lotus blanc. C’est au barattage, par les dieux réunis, de l’Océan de lait,—symbole de l’espace et de la voie lactée,––que, formée de l’écume des ondes crérmeuses, Lakshmi, déesse de la beauté et mère de l’amour (Kama), apparut devant les dieux émerveillés, supportée par un lotus et tenant à la main un autre Lotus.
De là les deux principaux titres de Lakshmi: padma, le lotus, et Kshirabdhi-tanayâ,—fille de l’Océan de lait. Gautama, le Bouddha, qui ne fut jamais dégradé au niveau d’un dieu, étant, néanmoins, le premier mortel hardi qui, à l’époque historique, interrogea le sphinx muet qu’on nomme l’Univers, et fini par lui arracher les secrets de la vie et de la mort, quoique jamais déifié,—nous le répétons,—fut, cependant, reconnu par les générations en Asie comme dominant l’Univers. Et c’est pourquoi ce vainqueur et maître du monde intellectuel et philosophique est représenté assis sur un lotus épanoui,—symbole de cet univers deviné par lui. Aux Indes et à Ceylan, le lotus est généralement couleur d’or; parmi les Bouddhistes du Nord,—il est bleu.
Mais il existe, de par le monde, une troisième espèce de lotus, le Zizyphus. Celui qui en mange oublie sa patrie et ceux qui lui sont chers,—disaient les anciens. Ne suivons pas cet exemple; n’oublions pas notre patrie intellectuelle, le berceau de la race humaine, et le lieu de naissance du lotus blue.

 

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Levons donc le voile de l’oubli qui recouvre une des plus anciennes allégories, une légende Védique, que les chroniqueurs Brâhmes ont cependant préservée. Seulement, comme ces chroniqueurs la racontent chacun à sa manière et y ajoutent des variations,* nous l’avons donnée ici, non d’après les versions et traductions incomplètes de Messieurs les orientalistes, mais d’après la version populaire. C’est ainsi que la chantent les vieux Bardes du Rajasthan, lorsqu’ils viennent, pendant les soirées chaudes de la saison des pluies, s’asseoir sous la verandah du bungalow de voyageurs. Nous laissons donc les Orientalistes à leurs spéculations fantaisistes. Que nous importe que le père du prince poltron et égoïste qui fut la cause de la transformation du lotus blanc en lotus bleu, s’appelât Harischandra ou Ambarisha? Les noms n’ont rien à faire, ni avec la poésie naïve de la légende, ni avec sa morale,—car on en trouvera une, si l’on cherche bien. Remarquons plutôt que l’épisode principal rappelle curieusement une autre légende,—celle de l’Abraham Biblique et du sacrifice d’Isaac.
N’est-ce point une preuve de plus que la doctrine Secrète de l’Orient pourrait bien avoir raison de soutenir que le nom du patriarche n’est ni un nom chaldéen, ni un nom hébreu, mais bien une épithète et un surnom Sanskrits signifiant a-bram, c’est-à-dire un non-brâhme,† un brâhme débrahmanisé ou déclassé et ayant perdu sa caste? Ensuite, comment ne pas soupçonner, dans les juifs modernes, les Tchandalas des temps du Rishi Agastya,—les ouvriers en briques, dont la persécution commença, il y a 8,000 ou 10,000 ans, mais qui émigrèrent en Chaldée, 4,000 avant l’ère chrétienne, lorsque tant de légendes populaires dans l’Inde du Sud
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* Comparez l’histoire de Sunahsepa, dans le Bhâgavata-Pourâna, IX, XVI, 35; le Râmâyana. livre I, ch. lx; Manou, X, 105; Koullouka Bhatta (l’Historien); Bahurûpa et Aitareya Brâhmana; Vishnou-Pourâna (Bk. IV, ch. vii), etc., etc. Chaque livre donne sa version.
† La particule a, dans le mot sanskrit, le montre bien. Placée devant un substantif, cette particule désigne toujours la négation ou le contraire du contenu dans le terme qui suit. Ainsi Soura (Dieu), écrit a-soura, devient non-dieu ou le démon. Vidya, c’est la Science, et a-vidya l’ignorance, ou le contraire de la Science, etc., etc.
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rappellent les récits bibliques? Louis Jacolliot en parle dans plusieurs de ses 21 volumes sur l’Inde brahmanique, et il a raison, pour cette fois.
Nous en parlerons un autre jour. En attendant voici la légende du

LOTUS BLEU

Siècles sur siècles se sont écoulés, depuis qu’Ambarisha, roi d’Ayodhyâ, régnait dans la ville fondée par le Saint-Manou Vaivasvata, le fils du soleil. Le roi était un Souryavansa (un descendant de la race Solaire) et se disait le serviteur le plus fidèle de Varouna, l’Éternel, le dieu le plus grand comme le plus puissant dans le Rig-Veda.* Mais l’Éternel avait refusé des héritiers mâles à son adorateur, ce qui rendait le roi tout déconfit.
«Hélas!—se lamentait-il tous les matins, en faisant son poudja (dévotions) devant les dieux inférieurs.—Hélas! à quoi me sert d’être le plus grand roi sur la terre, si l’Éternel me refuse un successeur de mon sang! Une fois mort et placé sur le bûcher funéraire, qui remplira auprès de moi le doux devoir filial de briser le crâne à mon cadavre, afin de libérer mon âme de ses dernières entraves terrestres? Quelle est la main étrangère qui, pendant la pleine lune, placera le riz du Sraddha, pour faire honneur à mes mânes? Les oiseaux de la mort† ne se détourneront-ils pas eux-mêmes du festin funèbre? Car, pour sûr, mon ombre rivée à la terre par son grand désespoir ne leur permettra point d’y toucher»!‡
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* Ce n’est que bien plus tard, dans le Panthéon dogmatique et le polythéisme symbolique des Brâhmes, que Varouna devint le Poseidon ou Neptune qu’il est maintenant. Dans le Véda, c’est le plus ancien des dieux, un avec l’Ouranos grec; c.a.d. une personnification de l’espace céleste et des cieux infinis, le créateur et le gouverneur du ciel et de la terre, le Roi, le Père et le Maître du monde, des dieux et des hommes. L’Ouranos d’Hésiode et le Zeus des grecs en un.
† Les corneilles et les corbeaux.
‡ Le Sraddha est une cérémonie posthume observée pendant neuf jours par le plus proche parent du défunt. Il fut un temps où elle était magique. À l’heure qu’il est,elle consiste principalement à éparpiller,
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Ainsi se désolait le roi, lorsque son grihastha (chapelain de famille) lui inspira l’idée de faire un vœu. Si l’Éternel lui envoyait deux ou plusieurs fils, il promettait au dieu de lui sacrifier l’aîné, dans une cérémonie publique, lorsque la victime aurait atteint l’âge de la puberté, Alléché par cette promesse de chairs saignantes et fumantes,—en si bonne odeur chez tous les grands dieux,— Varouna accepta la promesse du roi, et l’heureux Ambarisha eut un fils, suivi de plusieurs autres. L’aîné, l’héritier de la couronne, pro tempore, fut appelé Rohita (le rouge ), et surnommé le Devarata, ce qui, traduit littéralement, signifit le «Dieudonné». Devarata grandit et devint bientôt un vrai prince charmant, mais aussi égoïste et rusé que beau, si nous en croyons les légendes.
Lorsque le prince eut atteint l’âge voulu, l’Éternel, parlant par la bouche du même chapelain de la cour, somma le roi de tenir sa promesse. Mais, Ambarisha, inventant chaque fois des prétextes pour éloigner le moment du sacrifice, l’Éternel, à la fin, se fâcha. En dieu jaloux et colérique qu’il était, il menaça le roi de toute sa colère divine.
Pendant longtemps, ni sommations, ni menaces, n’eurent l’effet désiré. Tant qu’il y avait des vaches sacrées qui passaient des étables royales dans celles des Brâhmes, et de l’argent dans les trésoreries, pour remplir les cryptes des temples, les Brâhmes réussissaient à faire tenir Varouna tranquille. Mais, lorsqu’il ne resta plus ni vaches ni argent, l’Éternel menaça le roi de submerger son palais avec lui et ses héritiers, et, s’ils en réchappaient, de les brûler tout vifs. À bout de ressources, le pauvre roi Ambarisha fit appeler son premier-né et l’informa du sort qui l’attendait. Mais le Devarata n’entendait pas de cette oreille. Il refusa de se soumettre à la double volonté paternelle et divine.

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entre autres pratiques des boulettes de riz cuit, devant la porte de la maison du mort. Si les corneilles dévorent promptement le riz, c’est un signe que l’âme est libérée et se trouve en paix. Sinon, ces oiseaux si voraces, ne touchant pas à la nourriture, fournissent la preuve que le pisatcha ou bhout (fantôme) est là pour les en empêcher. Le Sraddha est une superstition, sans doute, mais pas plus, à coup sûr, que les neuvaines et messes des morts.
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Aussi, lorsque les feux du sacrifice eurent été allumés et que toute la bonne ville d’Ayodhyâ se fut rassemblée toute en émoi,—le prince héritier fut le seul qui manquât à la fête.
Il s’était sauvé dans les forêts des yogis.
Or, ces forêts étaient habitées par de saints ermites, et Devarata se savait là inattaquable et imprenable. On pouvait l’y venir voir, mais personne ne pouvait lui faire violence,—pas même Varouna, l’Éternel. C’était tout simple. Les austérités religieuses des Aranyakas (les saints de la forêt), dont plusieurs étaient des Daityas (des Titans, race de géants et de démons), leur donnaient une telle puissance que tous les dieux tremblaient devant leur omnipotence et leurs pouvoirs surnaturels,—même l’Éternel.
Ces yogis antédiluviens, paraît-il, avaient le pouvoir de détruire cet Éternel lui-même, à volonté,—peut-être bien parce que c’était eux qui l’avait inventé.
Devarata passa dans les forêts plusieurs années; puis, à la fin, il en eut assez. S’étant laissé dire qu’il pouvait satisfaire Varouna, en trouvant un substitut qui se ferait immoler à sa place,—pourvu que le remplaçant fût un fils de Rishi,—il se mit en route et finit par découvrir ce qu’il lui fallait.
Dans le pays qui s’étend près des rivages fleuris du fameux lac Poushkara, il y avait famine, et un grand Saint, nommé Ajigarta,* était sur le point d’y mourir de faim, avec toute sa famille. Il avait plusieurs fils, dont le second, un adolescent vertueux, appelé Sunahsepa, était en train de devenir un Rishi, lui aussi. Profitant de la disette et pensant avec raison que ventre affamé aurait plus d’oreilles que ventre satisfait, le rusé Devarata mit le père au courant de son histoire. Après quoi il lui offrit cent vaches contre Sunahsepa, pour lui servir de substitut comme viande d’offrande sur l’autel de l’Éternel. Le père vertueux refusa net, d’abord. Mais le doux Sunahsepa s’offrit de lui-même et parla ainsi à son père.
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* D’autres le nomment Rishika et font du roi Ambarisha, Hariœchandra, le fameux Souverain qui fut le paragon de toutes les vertus.
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«Qu’importe la vie d’un seul, lorsqu’elle peut sauver celle de tant d’autres? L’Èternel est un Dieu grand, et sa miséricorde est infinie; mais il est aussi un dieu fort jaloux, et son courroux est prompt et vengeur. Varouna est maître de la terreur, et la mort obéit à son commandement. Son esprit ne contestera pas toujours avec celui qui lui désobéit. Il se repentira d’avoir créé l’homme, et alors il brûlera vifs cent mille lakhs* de personnes innocentes, pour un seul coupable. Si sa victime lui échappait, pour sûr, il dessécherait nos fleuves, mettrait la terre en feu, et fendrait les femmes enceintes, dans sa bonté infinie . . . Laisse-moi donc me sacrifier, mon père, pour cet étranger qui nous offre cent vaches; car cela t’empêcherait, toi et mes frères, de mourir de faim et sauverait des milliers d’autres d’une mort terrible.
«À ce prix, l’abandon de la vie m’est doux».
Le vieux Rishi versa des larmes; mais il finit par consentir; et s’en fit préparer le bûcher du sacrifice.†
Le lac Poushkara‡ était un des sites favorisés sur cette terre par la déesse Lakshmi-Padma (lotus blanc), qui se plongeait souvent dans ses ondes fraîches, pour rendre visite
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* Un lakh est une mesure de 100,000, qu’il s’agisse d’hommes ou de pièces de monnaie.
† Manou (liv. X, 105), faisant allusion à eette histoire, remarque qu’Ajigarta, le saint Rishi, ne commit aueun péché en vendant la vie de son fils,—puisque ce sacrifice préservait sa vie à lui et celle de toute sa famille. Ceci nous rappelle une autre légende, plus moderne, pouvant servir de parallèle à celle-ci. Le Comte Ugolino, condamné à mourir de faim dans son donjon, ne dévora-t-il pas ses enfants—«pour leur consersver un père»? La légende populaire de Sunahsepa est plus belle que le commentaire de Manou;—une interpolation des Brâhmes dans les Manuscrits falsifiés, évidemment.
‡ Ce lac est quelquefois appelé Pokhar, des nos jours. C’est un fameux lieu de pèlerinage annuel, situé dans un site charmant et à cinq milles anglais d’Ajmir, dans le Rajasthan. Poushkara signifie «lotus bleu», l’eau du lac étant recouverte, comme d’un tapis, de ces belles plantes. Mais la légende assure qu’elles étaient d’abord blanches. Poushkara est aussi un nom propre d’homme, et le nom d’une des «sept îles sacrées», dans la Géographie des Indous,—les Sapta dwipas.
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à sa sœur aînée, Varouni, l’épouse de Varouna l’Éternel.* Lakshmi-Padma entendit l’offre de Devarata, vit le désespoir du père, et admira le dévouement filial de Sunahsepa. Pleine de pitié, la mère de l’amour et de la compassion, envoya quérir le Rishi Visvamitra, l’un des sept Manous primordiaux et fils de Brahmâ, et réussit à l’intéresser au sort de son protégé. Le grand Rishi lui promit son aide. Apparaissant à Sunahsepa, tout en restant invisible aux autres, il lui enseigna deux versets sacrés (Mantras) du Rig-Véda, lui faisant promettre de les réciter sur le bûcher. Or, celui qui prononçait ces deux mantras (invocations) forçait tout le conclave des dieux,—Indra en tête,—à venir à son secours, et devenait par cela même Rishi, dans cette vie ou dans sa réincarnation future.
L’autel était dressé au bord du lac, le bûcher préparé et la foule assemblée. Étendant, puis liant son fils sur le sandal parfumé, Ajigarta s’arma du couteau du sacrifice. Déja, il levait son bras tremblant au-dessus du cœur de son fils bienaimé, lorsque celui-ci entonna les versets sacrés. Encore un instant d’hésitation et de douleur suprême. . . .et, comme l’enfant finissait son mantra, le vieux Rishi plongea son couteau dans le sein de Sunahsepa. . .
Mais ô miracle! . . . Au même instant, Indra, le dieu d’azur (le Firmament), glissa des cieux et tomba au milieu de la cérémonie. Enveloppant le bûcher et la victime d’un épais nuage azuré le brouillard éteignit les flammes du bûcher et délia les cordes qui tenaient l’enfant captif. C’était comme si un coin du ciel bleu s’était affaissé sur les lieux, illuminant le pays entier et colorant toute la scéne de son azur doré. Effrayés, la foule et le Rishi lui-même tombèrent sur le nez, à moitié morts de peur.
Lorsqu’ils revinrent à eux, le brouillard avait disparu, et un complet changement de scène s’était opéré.
Les feux du bûcher s’étaient rallumés d’eux-mêmes, et,
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* Varouni, déesse de la chaleur (plus tard, déesse de Vin), est née aussi de l’Océan de lait. De «quatorze objets préeieux» produits par le barattage, elle apparaît la seconde, et Lakshmi, la dernière, précédée de la coupe d’Amrita,—le breuvage qui donne l’immortalité.
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étendue dessus, on vit une biche (Rohit) ,* qui n’était autre que le Prince Rohita, le Devarata,—qui, le cœur percé du couteau qu’il avait dirigé contre un autre, brûlait lui-même en holocauste pour son péché.
À quelques pas de l’autel, étendu aussi, mais sur un lit de lotus, dormait paisiblement Sunahsepa. Et à la place où le couteau s’était abaissé sur son sein, on voyait s’épanouir un beau lotus bleu. Le lac Poushkara, lui-même, recouvert, un moment auparavant, de lotus blancs, dont les pétales brillaient au soleil comme des coupes d’argent pleine d’amrita† reflétait maintenant l’azur du ciel;—les lotus blancs étaient devenus bleus.
Alors on entendit une voix mélodieuse comme la voix du vina,‡ s’élevant dans les airs du fond des ondes, prononcer ces paroles et cette imprécation:
«Un prince qui ne sait pas mourir pour ses sujets, est indigne de régner sur les enfants du Soleil. Il renaîtra dans une race aux cheveux rouges, une race barbare et égoïste; et les nations qui descendront de lui n’auront pour héritage que le couchant. C’est le puiné d’un ascète mendiant, celui qui sacrifie sans hésiter sa vie pour sauver celle des autres, qui deviendra roi et régnera à sa place».
Un frémissement d’approbation mit en mouvement le tapis fleuri qui recouvrait le lac. Ouvrant à la lumière d’or leurs cœurs bleus, les lotus sourirent de joie et envoyèrent un hymne de parfum à Sourya, leur soleil et maitre. Toute la nature réjouit, excepté Devarata qui n’était plus qu’une poignée de cendres.
Alors Visvamitra, le grand Rishi, quoique père dejà de cent fils, adopta Sunahsepa pour son fils aîné, et maudit d’avance, en manière de précaution, tout mortel qui se
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* Un jeu de mots. Rohit, en Sanskrit, est le nom de la femelle du daim, de la biche. et Rohita veut dire «le rouge». C’est pour sa lâcheté et sa peur de mourir qu’il fut changé en biche par les dieux, selon la légende.
† L’élixir qui confere l’immortalité.
‡ Une espèce de luth. Un instrument dont l’invention est attribuée au dieu Siva.
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serait à reconnaitre, dans le dernier né du Rishi, l’aîné de ses enfants et l’héritier légitime du trône du roi Ambarisha.
En raison de ce décret, Sunahsepa naquit, à sa prochaine incarnation, dans la famille royale d’Ayodhyâ, et régna sur le race Solaire, pendant 84,000 années.
Quant à Rohita, tout Devarata ou dieu donné qu’il fût, il subit le sort auquel Lakshmi-Padma l’avait voué. Il se réincarna dans la famille d’un étranger sans caste (MlechchhaYavana), et devint l’ancêtre des races barbares et à cheveux rouges qui habitent l’Occident.

* *

C’est pour la conversion de ces races que le Lotus Bleu a été fondé.
Et si d’aucun de nos lecteurs se laissaient aller à douter de la vérité historique de cette aventure de notre ancêtre Rohita, et de la transformation des lotus blancs en lotus d’azur, ils sont invités à faire un tour à Ajmir.
Une fois là, ils n’auraient qu’à se rendre au bord du lac trois fois saint, nommé Poushkara, où tout pèlerin qui s’y baigne, pendant la pleine lune du mois de Kartika (octobrenovembre), atteint la plus haute sainteté, sans se déranger autrement. Là, les sceptiques pourront voir de leurs yeux le site où s’éleva le bûcher de Rohita, ainsi que les eaux fréquentées jadis par Lakshmi.
Ils pourraient même voir les lotus bleus, si, grâce à une nouvelle transformation décrétée par les dieux, la plupart de ces plantes ne s’étaient changées, depuis, en crocodiles sacrés, que personne n’a le droit de déranger. Ce qui fait que neuf pèlerins sur dix, qui se plongent dans les eaux du lac, ont la chance d’entrer dans le Nirvana presqu’aussitôt après, et que les crocodiles sacrés sont les plus gros de leur espèce.
H. P. BLAVATSKY.